Je ne vais pas faire de présentation complète d’Harold Budd. Figure relativement connue de l’histoire de l’ambient, notamment grâce à un « réseau » particulièrement prestigieux – Brian Eno, The Cocteau Twins, Hector Zazou, Andy Partridge d’XTC , il a marqué son empreinte de la constellation ambient / minimalisme / new-age avec une approche épurée du piano, mettant l’accent sur les résonances et la réverbération de l’instrument. Il citait volontiers Rothko comme influence, ce qui est à vrai dire assez évident une fois qu’on l’a en tête : des aplats de notes aux contours mouvants, qui se fondent les uns dans les autres, et une approche méditative de l’abstraction.
Ma première rencontre avec Budd a été via le film Mysterious Skin, de Gregg Araki (2005). La BO a été composée conjointement par Budd et Robin Guthie, ex-Cocteau-Twins. C’est une BO que j’ai écouté des centaines de fois, qui m’a obsédé. Le piano de Budd et la guitare de Guthrie sont pour moi aussi fascinants l’un que l’autre, un même amour pour les réverbérations abyssales, les textures mouvantes, flottantes, les ondulations du son sous l’effet des LFO. Et pour Mysterious Skin, ils ont su trouver des thèmes mélodiquement marquants, pour moi inoubliables. Tellement touché par cette BO, j’ai évidemment écouté l’ensemble de leurs collaborations ultérieures, le duo After the Night Falls / Before the Day Breaks (2007) et Bordeaux (2011). Mais elles m’ont semblé un peu courtes en bouche. Les ambiances sont forcément belles, la mélancolie est là. Il y a quelques morceaux qui me touchent et à vrai dire à force d’écoute je m’y suis assez forcément attaché, mais j’ai du mal à les considérer comme de grandes œuvres nourricières.
J’ai gardé pendant pas mal d’années une forme de frustration vis-à-vis d’Harold Budd. En ce qui concerne Guthrie non, la discographie des Cocteau Twins me repaît déjà amplement. Mais pour Budd, j’ai ressenti comme un écart entre l’idée que je me faisais de sa musique et le plaisir que j’éprouvais concrètement à l’écouter. Je dois le confesser : je trouve le légendaire The Pearl (1984), en collaboration avec Brian Eno, plutôt gnangnan. Idem pour Avalon Sutra, quasi contemporain de Mysterious Skin (2004), sur lequel je fondais de grands espoirs et qui s’avère également trop sentimentaliste. En piochant à plusieurs endroits de sa discographie, j’ai ainsi été souvent indifféré, voire presque repoussé. Des ambiances un peu clichées, des mélodies pas super inspirées, je me sentais loin de la fascinante neurasthénie de ses collaborations avec Robin Guthrie. Je ne retrouvais pas non plus pas sur pièces l’audace et la radicalité qui lui étaient louées dans ce que je pouvais lire ou entendre sur lui, notamment au moment de son décès en 2010.
C’est cette année que j’ai pu dépasser cette sorte de dissonance, que j’ai réussi à étendre mon amour de Mysterious Skin à celle d’Harold Budd en général. Le point de départ est que je voulais constituer une playlist de musique d’ambiance pour ma fille, de disques-doudous à mettre de manière un peu ritualisée pour l’endormir. Je voulais que ça corresponde à ce qu’elle appelle de la « musique douce » et qu’en même temps elle puisse commencer à être au contact de belles œuvres, pas de musique d’ambiance générée par IA ou par des musiciens sans idées. Mysterious Skin me faisait envie, mais avait pour moi une charge émotionnelle inadaptée. Je ne voulais pas l’entendre chaque soir, quoiqu’à force, l’effet mélodramatique que cette BO a sur moi se serait sans doute estompé. C’est comme ça que j’ai commencé à réécouter la discographie de Budd dans son entier. Cela m’a confirmé que je n’aime pas la plupart de ses albums mais, dans ma rigueur, j’ai découvert deux albums qui ont révolutionné mon opinion.
Il y a d’abord Ambient 2: The Plateaux of Mirror, signé conjointement par Eno et Budd. Étrangement je ne l’avais jamais écouté. Il faut dire que je n’aime pas du tout Ambient 1: Music for Airports, qui est un album historique que je trouve dénué de toute qualité musicale (j’ose le dire). J’avais donc un a priori négatif sur cette suite, qui explique que je ne m’étais jamais penché dessus jusque là. Mais cet a priori n’était pas justifié. Il faut dire que ce n’est pas vraiment un album de Brian Eno. C’est plutôt, à l’oreille, un album d’Harold Budd conduit par Brian Eno, ce qui change pas mal de choses. Eno y est là où il est le plus doué : dans la maïeutique. À faire accoucher ses collaborateurs d’œuvres plus grandes que s’il n’avait pas été là, et sans jamais prendre la lumière à leur place. Ambient 2 réussit là où The Pearl échoue quelques années plus tard : à trouver le plus parfait équilibre, la plus juste distance entre mélodie et répétition, émotion et oubli de soi. C’est étonnamment génial, cosmique et lyrique tout en gardant cette retenue voire cette timidité qui lui permet de justifier son appellation « ambient ». Je pense que le rôle d’Eno se situe-là, à brider Harold Budd, à l’empêcher de toute expressivité qui aurait été mal venue, et à contrebalancer cette immuabilité par un arrangement presque imperceptible mais bel et bien présent et, il faut le dire, magique.
Vingt ans après Ambient 2, en 2000, est sorti The Room, un album solo d’Harold Budd assez méconnu et que je n’avais pas écouté jusque-là. Je n’ai pas les mots pour dire à quel point j’ai découvert une œuvre immense. Harold Budd y est seul, sans acolyte, ni Eno ni Guthrie pour le soutenir. Et les doutes que j’avais sur la capacité de Budd à emplir seul l’espace sonore sont envolés. The Room est même son disque le plus riche. Le plus épuré et le plus riche, étonnamment. Rien ici n’incline à la mélancolie facile, à l’hypnose bon marché. Le piano y a quelque chose de gothique, d’une beauté un brin inquiétante et mystérieuse. Il est entouré de spectres, de visions plurielles – mirages de synthés, de différentes guitares, de piano électrique, de voix. Les timbres et atmosphères sont plus variées que jamais chez Budd et pourtant tout ici confine à l’ambient, dans la lenteur absolu des développements, l’effacement des transitoires derrière les volutes de reverb, dans la perte de netteté des sons dispersés dans les modulations du chorus. Quand j’écoute cet album, à chaque fois, j’ai l’impression que des mondes s’ouvrent à moi. Je suis captivé par la pluralité des images, la subtilité des évocations, la douceur qui recouvre le brouillard général. Je ne sais tout à fait ce que ma fille en pense. Elle ne s’oppose pas quand je lui mets. Et plusieurs titres après, elle dort.
Je souris en lisant ce commentaire sur Rate Your Music : « It was Budd I love,d after all. »